Note « tardive » en mémoire du professeur Charles Leben
En cherchant des textes du professeur Charles Leben consacrés à l’analyse de la pensée de Hans Kelsen, je suis tombé sur la très triste nouvelle de sa mort survenue le 5 août 2020, à l’âge de 75 ans.
Mon premier contact avec le professeur Leben a eu lieu en 2006, alors que je préparais ma candidature à la bourse du programme Alßan de la Commission européenne. Mon projet de thèse, centré sur la définition de la biopiraterie comme acte illicite international, avait été conçu dans une perspective juridico-économique avec laquelle l’orientation du professeur Leben cadrait parfaitement, compte tenu de sa trajectoire doctrinale consacrée aux relations économiques internationales.
Ma première rencontre personnelle avec lui a eu lieu un froid matin de janvier 2007, dans son bureau de l’Institut des hautes études internationales (IHEI), situé à l’Université Pathéon-Assas Paris II, au numéro 12 de la place du Panthéon. Depuis ce moment-là, mon opinion sur lui n’a pas changé au cours des cinq années pendant lesquelles il a été mon directeur de thèse.
Le professeur Leben était extrêmement strict, souvent dur, maintenant toujours la distance nécessaire aux relations professionnelles. Cela ne l’a toutefois jamais empêché d’être proche de moi pour lire, écouter, discuter et contribuer. Il était sévère, mais il n’avait pas un « cœur de tigre », comme il me l’a dit un jour.
Grâce à lui, j’ai rapidement mûri en tant que chercheur. J’ai commencé à penser la recherche scientifique en des termes plus systémiques, planifiés et cohérents, une caractéristique qui ne m’a jamais quitté. Sa façon de penser la réalité juridique est devenue une marque profonde dans mes propres recherches ultérieures. Aujourd’hui encore, lorsque j’étudie et écris, je suis ses conseils.
Le sérieux de la direction de thèse et la dureté des corrections dans mon travail n’ont cédé qu’après la soutenance de ma thèse. Le lendemain, j’ai immédiatement commencé à être traité par lui – à mon grand plaisir – comme « mon ami ».
La dernière fois que je l’ai rencontré, un après-midi ensoleillé de mai 2014, nous avions rendez-vous pour prendre un café près de la Sorbonne. Nous nous sommes rencontrés à l’entrée de la Faculté de droit et sommes descendus sur la rue Soufflot. Nous sommes entrés dans un café et nous nous sommes installés à une table étroite. Pendant qu’il buvait son Orangina, il m’a parlé un peu de sa vie.
Il a déclaré que la retraite – il était déjà professeur émérite à l’époque – avait été une grande joie, puisque, depuis ce moment-là, il se consacrait uniquement à ce qui l’intéressait. Il était vraiment heureux.
Il a parlé de son origine juive. Il a dit que ses parents, qui vivaient en Pologne, avaient fui la persécution nazie pour l’Union soviétique. Il est donc né en Ouzbékistan* en 1945, quelques mois avant la fin de la Guerre. Il a dit que, lorsqu’il était encore enfant, sa famille avait déménagé en France, où il était resté depuis. Il a parlé de ses deux petits-enfants, qui étaient enchantés par l’Amazonie et de sa femme, qui aimait la littérature brésilienne.
Il a rappelé le début de sa carrière d’enseignant à l’Université de Dijon, dont les paysages étaient pour lui d’une beauté sans pareil. Nous nous sommes dit au revoir ce jour-là, avons convenu qu’un jour il viendrait au Brésil pour parler dans mon institution – ce qui, malheureusement, ne s’est jamais produit.
Les années suivantes, je suis resté en contact à distance avec le professeur Leben. Quand ma fille est née en 2017, gentil comme toujours, il s’est exclamé : « Quel bébé magnifique ! » La même année, je lui ai dédié un livre que j’ai publié en collaboration avec ma collègue Virginie Tassin Campanella. Lorsque j’ai signé le contrat de publication de la thèse en deux livres, le professeur Leben a rédigé la préface.
De temps en temps, je lui faisais une proposition de travail, mais il était toujours très pris par ses études et sa santé. Dans le dernier message que j’ai reçu de lui, le 1erjuillet 2020, il m’a informé qu’il était en train d’écrire un nouveau livre et il espérait que ma famille et moi allions bien « en cette période très difficile pour le Brésil ». Je ne le savais pas, mais c’était notre adieu.
Représentant de la tradition juridique française, le professeur Leben est l’auteur d’une œuvre exceptionnelle. Pour Alain Pellet, il était « le plus grand internationaliste de sa génération ». Outre ses travaux en droit international, ses ouvrages philosophiques aussi se démarquent, en particulier ceux consacrés à la critique du kelsénianisme et ceux sur la culture du droit hébraïque.
Docteur en droit, en 1975, soutenant la thèse intitulée « Les sanctions privées de droits ou de qualité dans les organisations internationales spécialisées. Recherches sur les sanctions internationales et l’évolution du droit des gens », publié à Bruxelles en 1979, le professeur Leben a débuté sa carrière d’enseignant à Clermont-Ferrand en 1977. Puis, en 1981, il a déménagé à Dijon pour se consacrer au Centre de recherche sur le droit des marchés et des investissements internationaux (CREDIMI). Dix ans plus tard, il est devenu professeur à la Faculté de droit de l’Université Panthéon-Assas Paris II, où il était directeur de l’IHEI. Seize ans plus tard, je frappais à la porte de son bureau…
Profondément marqué par sa disparition, je rends hommage à la mémoire du professeur Leben, mon ami.
Fait à Belo Horizonte (Brésil), le 22 février 2021
André de Paiva Toledo
Directeur de l’Institut brésilien de droit de la mer
* Carlo Santulli, dans « In memoriam », Revue Générale de Droit International Public, volume CXXIV, nº 3-4, 2020, écrit que le professeur Leben serait né en Union soviétique, au Kazakhstan.